Innovation: la levure, de l'infiniment petit au campus géant de Lesaffre
Elle fait lever le pain, est indispensable à la bière, mais peut aussi renforcer les défenses immunitaires ou fabriquer des résines propres: l'invisible levure a trouvé un écrin à sa mesure sur le campus du groupe Lesaffre, près de Lille.
Le géant mondial de la fermentation a inauguré jeudi un parc de 19 hectares dédié à la recherche et à l'innovation: "une étape historique dans le développement du groupe" familial né dans le Nord et présent aujourd'hui dans 78 pays, pour son directeur général Brice-Audren Riché.
Lesaffre, qui emploie 11.000 collaborateurs pour un chiffre d'affaires de 2,2 milliards d'euros, mise sur "l'infiniment petit" pour "mieux nourrir et protéger" une planète qui comptera 9 milliards d'humains en 2050.
"Les micro-organismes (levures, bactéries) sont une partie de la solution": Lesaffre, qui travaille ses levures depuis 170 ans, s'émerveille toujours du "potentiel infini de la fermentation".
Ce procédé biochimique naturel consiste en la transformation d'un aliment brut par l'action d'enzymes produites par des micro-organismes. La levure, un champignon unicellulaire, fait ainsi lever le pain en transformant le glucose des céréales en gaz carbonique depuis l'antiquité: les Egyptiens mangeaient du pain.
- "La plus grande biofonderie d'Europe" -
Lesaffre "maîtrise ce processus au niveau industriel" depuis près de deux siècles mais veut innover plus, et plus vite.
Le campus permet de regrouper l'ensemble des équipes présentes dans la région: 700 personnes, dont 500 chercheurs et développeurs, y ont accès à des laboratoires et pilotes industriels dernier cri.
Les bâtiments, 23.000 m2 de plain-pied, s'organisent autour d'une vaste allée intérieure - les bureaux à gauche, les laboratoires à droite - ponctuée d'espaces collectifs. Autour, un jardin bordé d'un canal où glissent des cygnes.
Tout est réuni: la bibliothèque de souches, les paillasses d'expérimentation, les cuves de tests, les produits finis: boissons ou pains dont des centaines de recettes sont éprouvées dans les boulangeries du +baking center+ avant la commercialisation.
La microbiologiste Hassina Aït-Abderrahim, à la tête d'une équipe qui enrichit, classe et entretient la "bibliothèque vivante" de Lesaffre - 18.000 micro-organismes - n'y voit que des avantages.
"Etre tous au même endroit", explique-t-elle, "permet des échanges informels importants: on parle recettes entre scientifiques, on mutualise aussi les espaces et les équipements. Et on peut voir immédiatement le fruit de nos recherches, par exemple en testant au +baking center+ le diacétyle, qui donne un goût beurré aux aliments".
Le coeur de ce nouveau site est la "biofonderie", "la plus grande d'Europe", qui promet de décupler la puissance de frappe du groupe: des dizaines de machines permettent de réaliser simultanément des centaines de manipulations destinées à classer les micro-organismes en fonction de leurs qualités fermentatives, gustatives et nutritionnelles chez l'homme, l'animal ou la plante.
"Nous sommes passés de 10.000 tests par mois à 10.000 tests par jour. A terme, nous visons 100.000", explique Christine M'Rini Puel, directrice de la Recherche et développement chez Lesaffre.
- De la vanilline à l'éthanol -
Le groupe ne dira pas ce que lui a coûté cet "atout concurrentiel majeur", son directeur général se bornant à confirmer que le secteur nutrition/santé/biotechnologies est en forte croissance et représente aujourd'hui environ un tiers des activités de Lesaffre, les deux autres tiers restant dévolus à l'activité historique de la "panification".
"Nous n'avons encore exploré qu'une infime part du champ des possibles", affirme Brice-Audren Riché, énumérant un chapelet d'innovations.
Certaines sont devenues des grands classiques en cuisine, comme la vanilline, que Lesaffre commercialise depuis 15 ans: "c'est un substitut naturel aux gousses venues de Madagascar obtenu par fermentation de l'écorse du riz, sous l'effet d'une bactérie", dit-il.
Moins connues du grand public, les levures à l'oeuvre dans la fabrication de bioéthanol (à partir de cellulose), des résines (pour les pneus), ou dans l'élaboration d'aliments plus faciles à digérer pour les animaux, ce qui permettra, à terme, de donner aux vaches une portion plus petite car mieux assimilée, et même peut-être de moins éructer.
Lesaffre ouvrira en 2023 une nouvelle usine à Denain (Nord) pour produire de la chondroïtine: "une molécule qui protège les articulations et qui est aujourd'hui essentiellement produite en Chine à base d'ailerons de requins", explique M. Riché.
A. Madsen--BTZ