L'accessibilité numérique, encore une chimère pour deux millions d'aveugles
Quand Manuel da Silva veut lire des livres, ce père de famille aveugle de 50 ans sait qu'il peut oublier le site de la bibliothèque municipale. Et opte à la place pour le site privé Audible.
Pour certaines démarches administratives, notamment pour le règlement de factures, comme l'eau ou la cantine, il décroche son téléphone et demande de l'aide, faute de pouvoir le faire lui-même en ligne.
"Les sites publics, soit c'est codé avec les pieds, soit des architectures empilées sur des vieux machins encore plus anciens. Résultat, ce n'est pas accessible", déclare-t-il à l'AFP à l'occasion de la journée internationale des personnes handicapées, mardi.
Inscrite dans la loi du 11 février 2005 sur l'égalité des droits et des chances, l'accessibilité numérique reste encore très largement une chimère pour les quelque 2 millions de personnes aveugles ou malvoyantes de France.
Ce public, auquel s'ajoutent les personnes en situation de handicap auditif ou ayant des troubles dys, continue en effet de se heurter à de nombreux obstacles avec des sites ne permettant pas toujours de naviguer à l'aide d'une synthèse vocale, de grossir les caractères ou de se passer de la souris.
"Il y a eu des progrès, c'est certain, mais on a encore de nombreux formulaires pour lesquels le libellé des champs à remplir n'est pas bien équipé", rapporte à l'AFP Bruno Gendron, président de la Fédération des aveugles et amblyopes de France.
"Ce qui fait que quand vous utilisez les lecteurs d'écran (logiciels retranscrivant les textes, ndlr) vous ne savez pas qu'il faut écrire votre prénom et votre nom", ajoute-t-il. "Vous avez aussi les captchas (mosaïque d'images de sécurité pour s'assurer que l'utilisateur n'est pas un robot, ndlr) ou encore les PDF qui sont des images et ne nous sont donc pas accessibles."
- Sept sites -
En 2022, la Fédération a mis en place un observatoire du respect des obligations d'accessibilité numérique des sites, notamment leur niveau de conformité au référentiel général d’amélioration de l’accessibilité (RGAA).
Les dernières données de l'observatoire sont sans appel: seuls 27 des 4.244 sites - publics comme privés - passés au crible déclarent être en conformité totale avec le RGAA soit 0,64%.
Le dernier suivi trimestriel du gouvernement datant d'octobre et portant sur les 247 démarches administratives les plus utilisées, fait état, lui de 146 répondant partiellement à cet objectif, 7 intégralement accessibles et 76 totalement inaccessibles. Le reste des sites étant soit classés comme étant dans une "démarche pro-active" soit pas encore classés.
"Nous sommes encore loin du compte", reconnait auprès de l'AFP Laurence Pécaut-Rivolier, membre du collège de l’Arcom, l'autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique.
Depuis début 2024, l'instance est chargée de vérifier que les sites des quelque 200.000 organismes publics respectent bien leur obligation d'accessibilité. Avec, à la clef, la menace de sanctions financières.
Des courriers ont été envoyés à l'ensemble des organismes concernés. Près de 500 sites ont à ce jour été contrôlés et une vingtaine de signalements adressés à l'Arcom.
"Chaque fois qu'on est intervenu, nos interlocuteurs nous ont dit prendre conscience d'avoir manqué à leurs obligations et vouloir y remédier", indique Laurence Pécaut-Rivolier. Une seule mise en demeure a été adressée à une collectivité territoriale qui a, in fine, adressé à l'Arcom son plan d'action.
- "Montagne à gravir" -
A l'heure actuelle, "certains services publics "ont l'impression qu'il y a une montagne à gravir et qu'ils ne savent pas par où commencer", ajoute-t-elle. Quand il s'agit "de sites un peu anciens, c'est plus compliqué de se mettre aux normes. Il y a ce sentiment de l'énormité de la tâche à accomplir qui peut effrayer plus qu'une absence de volonté".
Pour Manuel Peirera, référent accessibilité de l'association Valentin Haüy, qui plaide pour une "application effective de sanctions", il faut également s'attaquer à ce qui reste aujourd'hui selon lui un angle mort : la formation.
"Aujourd'hui, les développeurs sont formés sur la sécurité, au RGPD (règlement général de protection des données, ndlr) mais il n'y a aucun enseignement de l'accessibilité numérique ni cursus consacré", déplore-t-il.
Un défi d'autant plus urgent à relever, souligne-t-il, qu'à partir du 28 juin 2025, toutes les entreprises privées seront à leur tour, comme le public, concernées par cette obligation d'accessibilité.
K. Berger--BTZ