En Corée du Sud, les cyber-harceleurs poussent impunément leurs victimes au suicide
"Féministe haineuse", "malade mentale", "faites-en de la pâtée pour chien": comme de nombreux personnages publics sud-coréens, la militante Kim Ju-hee subit un torrent d'injures de la part d'une nuée de cyber-harceleurs qui, impunément, poussent parfois leurs victimes au suicide.
Qu'il s'agisse de stars de la K-pop comme Sulli ou de personnes moins connues comme un joueur de volley-ball qui a mis fin à ses jours début février, la crise de la cyber-intimidation en Corée du Sud fait de plus en plus de morts.
Dans un pays où le sexisme est bien ancré, où des candidats à l'élection présidentielle vilipendent le féminisme et où les messages misogynes prolifèrent sur les forums en ligne, les hordes de cyber-harceleurs peuvent ruiner la vie des gens sans être le moins du monde inquiétés.
YouTube est une plateforme de choix pour de telles attaques. Une vidéo attaquant Kim Ju-hee a été visionnée des centaines de milliers de fois et a suscité des milliers de commentaires, y compris des menaces de mort.
"Je me sens toujours en danger", déclare à l'AFP Mme Kim, qui est infirmière. "J'ai l'impression que cela ne finira jamais, à moins d'en finir avec ma vie et de disparaître".
Début février, le joueur de volley-ball Kim In-hyeok s'est suicidé après avoir été brutalement ridiculisé sur internet, subissant un flot de commentaires haineux et de rumeurs selon lesquelles il était gay.
En janvier, la youtubeuse BJ Jammi a elle aussi mis fin à ses jours. Des années durant, elle a été harcelée après que des trolls sud-coréens l'ont accusée d'être une "féministe détestant les hommes". Sa mère s'est suicidée en 2019, également à cause d'abus sur internet.
Les comptes YouTube sud-coréens antiféministes, dont certains comptent des centaines de milliers d'abonnés, tirent profit du harcèlement, selon les experts.
"Les youtubeurs célèbres attirent davantage l'attention lorsqu'ils mettent en ligne des vidéos dénonçant le féminisme et les féministes", explique à l'AFP Jinsook Kim, post-doctorante à l'Université de Pennsylvanie.
Les femmes ou les minorités sont particulièrement vulnérables aux attaques et l'absence de loi anti-discrimination en Corée du Sud laisse les victimes sans défense.
"Il ne s'agit pas d'attaques aléatoires. Elles sont accusées d'être féministes ou homosexuelles", explique Jinsook Kim, en parlant de la plupart des victimes et notamment de BJ Jammi.
D'autres femmes connues du grand public ont été victimes de "doxxing" --leurs informations personnelles ont été publiées sur internet-- de la part de youtubeurs masculins les accusant d'être "misandres".
- Harcèlement en direct -
Certains de ces youtubeurs vont jusqu'à se filmer en direct pendant qu'ils traquent leurs victimes et profèrent menaces de viol et de mort, dans le but de générer plus de clics et de revenus publicitaires.
"Ils continuent à produire des contenus sensationnalistes et haineux pour faire du profit", déplore Jinsook Kim.
Dans ce pays très connecté, où la vitesse moyenne d'accès à internet est la plus rapide du monde, les célébrités féminines sont victimes de harcèlement depuis des années.
En 2008, l'actrice vedette Choi Jin-sil s'est suicidée après avoir été victime de cyberintimidation et d'allégations selon lesquelles elle travaillait comme usurière.
En 2019, la star de K-Pop Goo Hara s'est suicidée après avoir été victime de "revenge porn" par un ex-petit ami mécontent. Son amie Sulli, également chanteuse, s'est donné la mort après des attaques l'accusant, entre autres, de ne pas porter de soutien-gorge.
Les suicides très médiatisés consécutifs à des campagnes de cyberintimidation suscitent des vagues d'émotion et des pétitions appelant les autorités à légiférer contre ces abus. Mais, concrètement, rien n'a changé et peu de poursuites s'avèrent fructueuses.
La Corée du Sud, société hyper-compétitive où les pressions et le stress sont constants, a l'un des taux de suicide les plus élevés du monde développé.
Toute personne "perçue comme différente de la norme" risque de subir une attaque dont elle aura du mal à se remettre, explique à l'AFP Raphael Rashid, journaliste indépendant et commentateur basé à Séoul.
Traînées dans la boue, leur réputation mise en pièces, les victimes de cyberintimidation "ont le sentiment de n'avoir nulle part où s'échapper" et que "la société ne peut tolérer leur existence", ajoute-t-il.
"On a l'impression que le monde entier vous tourne le dos", confirme à l'AFP Kim Ju-hee, militante féministe qui avoue avoir pensé à se donner la mort.
Selon elle, les suicides sont inévitables tant que le droit et la justice restent impuissants face aux trolls. Et pour l'instant, "la cyberintimidation ne s'arrête que lorsque les victimes meurent".
F. Schulze--BTZ